mardi 1 septembre 2020

Atelier ( virtuel ) théâtre : C'est comme la grippe !

« C’est comme la grippe »

Dans une pièce créée en 1959, le dramaturge Eugène Ionesco imagine un monde en proie à une épidémie de « rhinocérite », qui transforme les gens en rhinocéros. Premiers symptômes : une modification de la voix et l’apparition d’une bosse au niveau du front. Le personnage de Bérenger est l’un des derniers à être contaminé. Il retrouve ici Dudard, sur le point de tomber malade.


 

BÉRENGER, qui porte un bandage au front.

— Qui est là ?

DUDARD

— C’est moi, c’est moi.

BÉRENGER

— Qui ça, moi ?

DUDARD

— Moi, Dudard. (…) Alors, toujours là, à rester barricadé chez vous. Allez-vous mieux, mon cher ?

BÉRENGER

— Excusez-moi, je ne reconnaissais pas votre voix. (…)

DUDARD

— Ma voix n’a pas changé. Moi, j’ai bien reconnu la vôtre.

BÉRENGER

— Excusez-moi, il m’avait semblé… en effet, votre voix est bien la même. Ma voix non plus n’a pas changé, n’est-ce pas ?

DUDARD

— Pourquoi aurait-elle changé ?

BÉRENGER

— Je ne suis pas un peu… un peu enroué ?

DUDARD

— Je n’ai pas du tout cette impression.

BÉRENGER

— Tant mieux. Vous me rassurez. (…)

DUDARD, s’installant dans le fauteuil.

— Vous ne vous sentez toujours pas bien ? Vous avez toujours mal à la tête ?

Il montre le bandage de Bérenger.

BÉRENGER

— Mais oui, j’ai toujours mal à la tête. Mais je n’ai pas de bosse, je ne me suis pas cogné !… N’est-ce pas ?

Il soulève son bandage, montre son front à Dudard.

DUDARD

— Non, vous n’avez pas de bosse. Je n’en vois pas. (…)

BÉRENGER

— Vous savez, c’est comme cela que ça peut commencer. (…)

DUDARD

— Pourquoi vous inquiétez-vous pour quelques cas de rhinocérite ? Cela peut être aussi une maladie. (…) C’est comme la grippe. Ça c’est déjà vu, des épidémies. (…)

BÉRENGER

— Je me demande si je suis bien immunisé. (…) Voulez-vous un verre de cognac ? (…) L’alcool est bon contre les épidémies. Ça m’immunise. Par exemple, ça tue les microbes de la grippe.

DUDARD

— Ça ne tue peut-être pas tous les microbes de toutes les maladies. Pour la rhinocérite, on ne peut pas encore savoir. (…)

BÉRENGER vide son verre, continuant de le tenir à la main ainsi que la bouteille ; il tousse.

DUDARD

— Vous voyez, vous voyez, vous ne le supportez pas. Ça vous fait tousser.

BÉRENGER, inquiet.

— Oui, ça m’a fait tousser. Comment ai-je toussé ?

DUDARD

— Comme tout le monde, quand on boit quelque chose d’un peu fort.

BÉRENGER, allant déposer le verre et la bouteille sur la table.

— Ce n’était pas une toux étrange ? C’était bien une véritable toux humaine ?

DUDARD

— Qu’allez-vous chercher ? C’était une toux humaine. Quel autre genre de toux cela aurait-il pu être ?

BÉRENGER

— Je ne sais pas… Une toux d’animal, peut-être… Est-ce que ça tousse un rhinocéros ? (…) Si cela s’était passé ailleurs, dans un autre pays, et qu’on eût appris cela par les journaux, on pourrait discuter paisiblement de la chose, étudier la question sur toutes ses faces, en tirer objectivement des conclusions. On organiserait des débats académiques, on ferait venir des savants, des écrivains, des hommes de loi, des femmes savantes, des artistes. Des hommes de la rue aussi, ce serait intéressant, passionnant, instructif. Mais quand vous êtes pris vous-même dans l’événement, quand vous êtes mis tout à coup devant la réalité brutale des faits, on ne peut pas ne pas se sentir concerné directement, on est trop violemment surpris pour garder tout son sang-froid. Moi, je suis surpris, je suis surpris, je suis surpris ! Je n’en reviens pas.

DUDARD

— Moi aussi, j’ai été surpris, comme vous. Ou plutôt je l’étais. Je commence déjà à m’habituer.

Source : Eugène Ionesco, Rhinocéros, Gallimard, Paris, 1972.

 


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