Dernier îlot de quiétude dans un centre-ville en perpétuelle
effervescence, la petite galerie Bortier troquera bientôt l’odeur des
vieux papiers, qui faisait son charme depuis 176 ans, contre celle du
poisson, du fromage et des plats cuisinés. Malgré une pétition de 13 600
signatures réclamant le maintien des libraires, seuls trois d’entre
eux, devenus alibis culturels, survivent au lifting. Mais pour combien
de temps encore ? Celui, sans doute, de légitimer le storytelling de ce
projet qui prétend « développer les nourritures du corps et de l’esprit dans le respect absolu de [l’]histoire » du vieux passage couvert. Une histoire que la Régie foncière de la
Ville de Bruxelles, propriétaire des lieux, et le repreneur désigné de
la galerie, feignent d’ignorer et adaptent à leur sauce, offrant sur un
plateau d’argent l’espace d’exposition de la galerie à Filigranes pour y
vendre du livre neuf et y organiser séances de dédicaces et cocktails
dînatoires. Tout comme ils passent outre les règlements en vigueur pour
s’installer dans la place : aucune demande de travaux dans ce lieu
partiellement classé, absence de permis d’urbanisme pour le passage à
l’Horeca des anciennes librairies, qualifié d’Horeca « accessoire »
malgré l’installation de hottes industrielles dans plusieurs locaux. Sur
place, les travaux vont bon train, avec les encouragements de
responsables de la Régie foncière : « Allez-y, foncez, une fois que ce sera fait, il ne sera plus possible de faire machine arrière ».
Un sprint final qui vient couronner un processus d’éviction des
libraires, en cours depuis plusieurs années et prenant diverses formes.
Conditions de reprise intenables, lors du départ à la retraite des plus
anciens libraires de la galerie, baux trop courts, loyers fortement
augmentés, précarisation des libraires restants, désintérêt de la Régie
foncière pour son bien, dont un manque d’entretien et de réparations.
Bref, une situation de pourrissement conduisant à l’invisibilisation de
la galerie elle-même, malgré les tentatives des libraires pour l’animer
par des événements ponctuels, sans aucune aide de la Régie, pas même un
éclairage suffisant dans la salle d’exposition ! La galerie,
progressivement, devient alors un trou noir, au propre et au figuré.
« Ils parlent de dynamiser la galerie Bortier, mais en réalité, ils l’ont dynamitée »
Jusqu’au jour de l’annonce d’un repreneur providentiel, co-fondateur
du food-market The Wolf, surgi de nulle part et certainement pas de
l’appel à manifestation d’intérêt lancé deux ans plus tôt par la Régie
foncière, puisqu’il n’y avait pas participé. La presse se fait le relais
de la communication de la Ville : la galerie « se mourait », elle va ressusciter, la galerie « était tombée en décrépitude »,
le repreneur va la dynamiser. Ce à quoi un des libraires rétorque qu’en
réalité, on l’a dynamitée. Devenue l’ombre d’elle-même, la galerie est
livrée en pâture par la Régie à un spécialiste du flux tendu et de
clients qui occupent des mètres carrés le moins longtemps possible pour
un maximum de profit. Miam !
Tout ceci serait presque banal si le propriétaire des lieux était un
promoteur privé, aux dents longues et aux appétits féroces, rompu à ces
méthodes où la production de richesse repose sur la prédation et où le
loup de la fable dévore l’agneau. C’est beaucoup plus interpellant de la
part de la Régie foncière, certes autonome, mais qui n’en demeure pas
moins publique, et donc censée réguler le « bien commun » ou ce qu’il en
reste. Ce dossier n’est pas unique en son genre, mais le cas de la
galerie Bortier, connue, emblématique, et de dimensions modestes, permet
d’en appréhender plus aisément les enjeux. La démission de la Régie
foncière de son rôle de régulateur entre intérêts privés et publics
saute aux yeux ; l’opacité qui l’entoure également. Devenue, dans le
meilleur des cas, simple intermédiaire, voire complice active et
pro-active du désherbage des derniers îlots de quiétude qu’elle
s’empresse de replanter d’espèces invasives, la Régie foncière – et à
travers elle la Ville de Bruxelles – menace des écosystèmes précieux
mais fragiles parce que singuliers.
La multiplication d’événements et de « places to be » à laquelle nous
assistons a pour effet, avant tout, de phagocyter l’existant et de
l’homogénéiser afin qu’il réponde en tout lieu à l’incantation d’une
Bruxelles « qui n’arrête jamais et où il se passe tout le temps des choses. Plus il y a d’événements, mieux c’est ! » [2].
À l’heure où nous mettons ce numéro sous presse, nous apprenons que,
ce 14 novembre, le lancement des Plaisirs d’Hiver se fera depuis la
galerie Bortier. Ainsi, après l’avoir laissée devenir un trou noir, la
Ville de Bruxelles vient de rallumer les spots. Que la fête commence !
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